Résumé:
Selon les stéréotypes répandus, confirmés partiellement par les chercheurs, le parler des jeunes des banlieues se caractérise par une forte spécificité lexicale et phonique, appelée communément l?? accent des banlieues ?. Cet ? accent ? est par ailleurs considéré par les locuteurs non banlieusards comme repérable, c?est-à-dire comme permettant de repérer à l?écoute les jeunes en question.
En nous situant dans une perspective sociolinguistique nous nous sommes proposée de vérifier cette hypothèse et de dégager les indices prosodiques de cet accent ? les indices dont la seule présence dans un énoncé suffit pour qu?il soit perçu comme marqué par l?accent de banlieue, en essayant de plus de comprendre le fonctionnement social de ces marques phoniques et donc de cet accent. Nous supposons en effet que ces marques phoniques ne sont pas employées par tous les jeunes d?une cité ni tout le temps, mais présentent au contraire une stratification sociale et stylistique.
Les enquêtes sont menées dans une banlieue rouennaise défavorisée, les Hauts de Rouen, auprès de jeunes de 14 à 16 et de 17 à 20 ans (41 sujets au total), d?origines maghrébine, négro-africaine et française. L?ensemble du corpus représente plus de 35 heures d?enregistrement de la parole produite dans trois situations communicatives différentes (entretien, récit d?histoire, communication informelle entre les pairs).
Procédant à de nombreuses analyses phonétiques et à des tests d?identifications menés auprès de différents groupes d?auditeurs, nous démontrons que la manière de parler des jeunes des cités se caractérise par une forte spécificité prosodique repérable par les auditeurs en tant que l?accent de banlieue et qui se manifeste notamment par la réalisation en frontière d?unités prosodiques d?une chute mélodique particulièrement abrupte précédée d?un important décrochage mélodique vers le haut. Ces chutes, qui contrastent avec la mélodie relativement plate des syllabes précédentes, sont d?autant plus perçues comme marquées par l?accent de banlieue lorsqu?elles sont suivies d?une pause et portent sur une syllabe non allongée, sans toutefois que cette absence d?allongement syllabique soit une condition nécessaire pour leur identification comme des indices de l?accent. Bien au contraire, en l?absence d?une pause elles induisent davantage la perception de
cet accent lorsqu?elles portent sur une syllabe allongée.
Quant au fonctionnement social de ces chutes hautes et amples, nos résultats montrent que ces contours ne sont pas employés par tous les jeunes des Hauts de Rouen avec la même fréquence, mais présentent une forte stratification sociale et stylistique, constituant ainsi une marque phonique emblématique du quartier, marque de position et de différentiation sociale. En effet, l?emploie de ce marqueur de l?accent dépend fortement du degré d?implication des sujets dans la culture de la rue, laquelle découle à son tour de l?origine et des statuts initiaux de ces jeunes, du temps qu?ils passent dehors dans le quartier, mais aussi de leurs parcours et leurs trajectoires sociales. Plus le statut social d?un sujet est bas, plus il réalise fréquemment le marqueur prosodique de l?accent, et il le réalise d?autant plus fréquemment qu?il passe beaucoup de temps dehors dans le quartier et affiche à son propos une attitude positive. Ce temps passé par le sujet dans le quarti
er et cette attitude témoignent de son intégration ou de son envie d?intégration dans son groupe de pairs et dans la culture de la rue. Le statut social agit de la même façon : les jeunes en bas de l?échelle sociale qui se sentent les plus exclus et les plus dominés, éprouvent un besoin plus important que les autres d?être intégrés dans leur groupe de pairs, cela les amène plus que les autres à adopter un comportement langagier emblématique du quartier. Ce n?est donc pas seulement parce qu?ils sont les plus exclus et dominés qu?ils réalisent le plus de marqueurs de l?accent de banlieue, mais parce que suite au sentiment d?exclusion sociale et au besoin identitaire qu?il engendre, ils deviennent les plus impliqués dans la culture de la rue et revendiquent le plus les valeurs emblématiques de cette culture, laquelle se traduit par des comportements vestimentaire, musical et langagier particuliers.
La fréquence de réalisation de cet indice de l?accent par les jeunes du quartier dépend aussi fortement du contexte communicatif. Contrairement aux stéréotypes répandus, non seulement tous les jeunes d?une cité ne parlent pas avec l?accent, ils ne l?ont pas non plus tout le temps, ou, pour le moins, ne l?ont pas au même degré. L?analyse de la stratification stylistique de l?indice prosodique étudié montre en effet que la fréquence d?emploi de cette forme non standard est étroitement liée au degré de formalité du discours, mais qu?elle dépend encore davantage de son degré d?interactivité. Plus le discours est interactif et moins il est formel, plus la fréquence d?emploi de cette variable prosodique est élevée. Le schème de ? triangle stylistique ? que nous proposons illustre cette interaction entre les dimensions interactive et formelle du discours et la fréquence de réalisation du marqueur de l?accent de banlieue.
Les analyses effectuées tout au long de cette thèse suggèrent ainsi que l?accent de banlieue que l?on peut définir comme un ensemble de propriétés phoniques caractéristiques de la manière de parler des jeunes du quartier, dont la chute haute ample ? marqueur prosodique particulièrement fort de cet accent, est socialement et stylistiquement stratifié, que cet accent ? ressort ? notamment lorsque l?interactivité du discours augmente et que sa formalité diminue. Il fonctionne ainsi comme un moyen approprié par ces jeunes pour gérer l?interactivité dans le discours ; un moyen qui a toutefois une fonction d?abord sociale, car il témoigne du positionnement du sujet vis-à-vis de son quartier et son groupe de pairs, de son intégration ou envie d?intégration dans ce groupe, de son implication dans la culture de la rue.