Résumé :
L’objectif de cette thèse est de contribuer à comprendre la nature du code phonologique et des mécanismes par lesquels les connaissances phonologiques interviennent en lecture. Notre hypothèse générale est que les premières étapes du processus de reconnaissance de mot écrit impliqueraient un code phonologique suffisamment fin pour être décrit en termes de traits phonologiques. Douze expériences ont été conduites pour étudier son rôle lors des étapes précoces de traitement d’un stimulus écrit chez trois populations différentes (Expériences 1, 6a et 6b menées auprès d’enfants normo-lecteurs et dyslexiques ; Expériences 2a, 2b, 2c, 3a, 3b, 4, 5a, 5b et 5c auprès d’adultes bons lecteurs). Nous proposons dans cette thèse un modèle de lecture articulant deux mécanismes basés sur les traits phonologiques, inspiré du modèle d’Activation Interactive (McClelland & Rumelhart, 1981) : un mécanisme impliquant des relations activatrices entre les phonèmes et les traits phonologiques, et un
mécanisme de relations d’inhibition latérale entre phonèmes partageant des traits phonologiques.
Dans l’Expérience 1, nous reprenons le principe expérimental de nos précédents travaux conduits auprès d’adultes et d’enfants normo-lecteurs (Bedoin, 2003 ; Krifi, Bedoin & Mérigot, 2003) en manipulant, dans une tâche de détection de lettre, la ressemblance de voisement entre les consonnes d’un pseudo-mot C1VC2V. Nous apportons des arguments favorables à l’hypothèse d’une absence ou d’un retard de la mise en place des relations d’inhibition latérale entre phonèmes chez les enfants dyslexiques, avec des anomalies différentes selon le type de dyslexie. Nous montrons en effet que les enfants dyslexiques avec trouble phonologique présentent une absence de sensibilité au partage de traits phonologiques par des consonnes successives en lecture, alors que le déficit des enfants dyslexiques sans trouble phonologique n’est pas aussi radical. Ils semblent souffrir d’un retard dans l’établissement d’une structure phonologique basée sur des inhibitions latérales, qui témoignerait d’une immaturité de l’organisation fine des connaissances phonologiques.
Les Expériences 2a, 2b, 2c, 3a, 3b et 4, menées auprès d’adultes bons lecteurs, permettent de préciser le décours temporel des deux mécanismes phonologiques proposés dans le modèle. Ils se dérouleraient à des rythmes différents. Le mécanisme phonologique activateur intervient plus rapidement que celui qui implique les relations d’inhibition latérale. Le mécanisme basé sur les inhibitions latérales interviendrait plus tardivement et viendrait masquer les effets du précédent, si les durées de présentation excèdent 50 ms (66 ms, Expérience 2b, et 100 ms, Expérience 2c). Les résultats de nos expériences montrent que ce décours temporel est cependant modulé par la catégorie des traits phonologiques partagés : la similarité basée sur le voisement permet un engagement particulièrement rapide des relations d’inhibition latérales. Aussi faut-il des conditions de présentation et des tâches particulièrement exigeantes pour recueillir des indices du mécanisme antérieur, rapide et basé sur des relations activatrices entre traits de voisement et phonèmes, avant que ses effets ne soient masqués par le mécanisme phonologique suivant. Un autre résultat marquant de cette série d’expériences est la mise en évidence du rôle de la présence simultanée de plusieurs syllabes écrites sur l’engagement de ces mécanismes phonologiques. Nous avons fait le choix d’étudier les deux mécanismes en manipulant le partage de traits phonologiques par deux consonnes d’un stimulus écrit disyllabique, afin de se rapprocher d’une situation de lecture normale. Nous avons montré que ce choix n’est pas méthodologiquement anodin, car dans un tel contexte la mise en œuvre de relations d’inhibition latérale est favorisée par la concurrence directe et d’emblée évidente entre les lettres en présence. En effet, il est apparu qu’une présentation successive (même très rapide) des syllabes n’encourage pas le développement du mécanisme basé sur les relations d’inhibition latérale et permet un traitement plus indépendant des deux syllabes, en tout cas lorsqu’elles sont présentées à des emplacements distincts.
L’objectif des Expériences 5a, 5b et 5c est de poursuivre l’étude de la sensibilité des lecteurs adultes au partage de traits phonologiques par les consonnes de stimuli écrits en imposant un codage plus précis de la position des lettres. Nous testons en outre la sensibilité au partage de différents types de traits phonologiques par les consonnes de stimuli écrits (voisement, mode et lieu d’articulation), afin d’étendre la portée des résultats et de trouver de nouveaux arguments pour la pertinence de cette typologie du point de vue cognitif. Etant donné que des travaux en perception et en production de parole montrent une influence variable de la ressemblance infra-phonémique selon les types de traits, nous prédisons que l’effet du partage de traits phonologiques suit des règles de même nature en lecture. L’examen de la littérature permet d’ériger le mode d’articulation au sommet de la hiérarchie des types de traits, la position relative du lieu et du voisement étant plus variable selon les situations expérimentales. Nous avons donc formulé l’hypothèse d’une plus grande sensibilité des lecteurs au partage de traits de mode par les consonnes d’un stimulus écrit. Nous apportons des arguments favorables à ces hypothèses : des effets de similarité basés sur le partage de traits phonologiques se produisent en lecture pour les trois catégories de traits étudiées, et cette typologie des traits est cognitivement pertinente puisque les effets varient légèrement selon la catégorie de trait. Une organisation hiérarchique de celles-ci se dégage dans les situations de lecture. Les inhibitions latérales basées sur le trait de voisement sont les plus rapides, mais cette supériorité n’est que d’ordre temporel. Les inhibitions les plus fortes et les plus systématiques sont basées sur le mode. Les effets de lieu d’articulation sont moins systématiques, mais le sont tout de même davantage que les effets de voisement. Les adultes bons lecteurs élaboreraient donc une organisation des phonèmes intégrant des relations d’inhibition latérale dont le poids varie selon le type de trait phonologique partagé.
Les Expériences 6a et 6b proposent une tâche d’appariement de syllabes en modalités visuelle ou audio-visuelle à des adultes bons lecteurs, des enfants normo-lecteurs et des enfants dyslexiques. Elles confirment la différence de statut des traits de mode, de lieu d’articulation et de voisement. Le mode d’articulation semble la catégorie la plus organisatrice chez les adultes et les enfants normo-lecteurs, qui l’utilisent de manière privilégiée pour rapprocher des syllabes. La hiérarchie des catégories de traits comme critère d’organisation des consonnes s’établit toutefois progressivement pendant la période où les enfants apprennent à lire.
Enfin, cette thèse précise certaines anomalies des représentations phonologiques des enfants dyslexiques au niveau infra-phonémique, tout en tenant compte de disparités selon le type de dyslexie. L’Expérience 6b est ainsi proposée à des enfants dyslexiques avec et sans trouble phonologique majeurs. Les résultats vont dans le sens de notre hypothèse d’une organisation hiérarchique atypique des trois catégories de traits phonologiques étudiées chez les enfants dyslexiques, avec des anomalies particulièrement marquées chez les enfants présentant une dyslexie avec trouble phonologique.
Mots-clés : traits phonologiques, lecture, inhibition latérale, mode d’articulation, lieu d’articulation voisement, dyslexie développementale.