Résumé :
Cette thèse envisage, au travers d’une approche ascendante (des données vers la systématisation), la mise au jour de régularités de fonctionnement à l’oral qui ne soient pas propres à un corpus particulier ou à un genre de corpus mais bien à une catégorie d’information. L’étude porte sur un corpus de communications téléphoniques dont le sujet concerne les dysfonctionnements techniques des outils de contrôle aérien. Notre problématique est de voir sous quelles formes linguistiques cette information apparaît. Au travers d’une analyse lexico-syntaxique et sémantique, il s’agit d’évaluer s’il existe des régularités structurelles permettant l’expression de cette information puis d’identifier les variations éventuelles dans les divers sous-corpus (où varient la dimension temporelle et la situation, réelle vs simulée). Il s’agit également de voir quels procédés syntaxiques sont privilégiés par les locuteurs. Les résultats issus de cette étude nous permettent enfin d’affiner certaines notions (langages opératifs, expert, domaine) propres à la problématique du langage au travail. La problématique des langages opératifs (i.e. dialogues entre experts) se positionnant au cœur de notre réflexion, nous proposons d’affiner la définition couramment admise de ces langages entre experts et défendons l’idée qu’il est nécessaire de faire la distinction entre un langage opératif contrôlé et un langage opératif non contrôlé. De même, nous montrons que les notions extralinguistiques d’experts et de domaine participent pleinement à la définition de ces dialogues.
Etant donné ce contexte, le sujet concerne la mise au jour d’une grammaire de l’expression du dysfonctionnement technique (dorénavant EDT) pour le corpus de dialogues étudiés. La dimension syntaxique est de ce point de vue largement envisagée. Les résultats de la thèse mettent en place une grammaire discursive qui rend compte des régularités de fonctionnement linguistique dans cette EDT. Par exemple, certaines structures syntaxiques (appelées présentatives) permettent de présenter et d’exprimer pour la première fois dans le discours un dysfonctionnement. D’autres, plus spécifiques (les assertives), ont pour rôle d’expliquer les symptômes du dysfonctionnement. D’autres, enfin (les détachées), sont utilisées pour les communications de suivi de problèmes. Elles jouent un rôle majeur au niveau pragmatique et cognitif dans l’accessibilité des données du discours. Ce type de renseignements reste prépondérant pour le domaine puisque le dysfonctionnement doit se gérer dans l’urgence pour le maintien de la disponibilité opérationnelle : l’oral étant, par l’intermédiaire du téléphone, le seul moyen de communication pour transmettre des connaissances et prendre en compte l’évolution du contexte.
Deux autres dimensions sont développées et constituent également les points forts de ce travail de thèse.
Il s’agit de la dimension sémantique au travers de laquelle sont analysés certains phénomènes linguistiques tels que la polysémie, la métonymie et leurs conséquences du point de vue de l’ambiguïté dans ce type de communications d’urgence au travail. L’analyse montre par exemple que l’usage, par l’une des deux populations d’opérateurs, de termes techniques méconnus de l’autre population d’opérateurs n’entraîne pas toujours de mise en garde par cette dernière concernant les éventuelles conséquences opérationnelles. La problématique du partage des connaissances est au cœur des problèmes sémantiques. La formation et les métiers différents des locuteurs-opérateurs nécessitent que chacun prenne conscience de l’usage d’un lexique différent et des savoirs non partagés.
Enfin, nous étudions dans ce travail la structure informationnelle (pragmatique) des expressions étudiées qui s’avère prépondérante dans la détermination (accessibilité) du sens des énoncés par les opérateurs. La méthodologie adoptée repose donc sur une analyse linguistique fine qui prend en compte, de manière non isolée, les dimensions syntaxique, sémantique et pragmatique pour étudier l’expression du dysfonctionnement technique.
La principal apport de cette thèse réside dans la mise en place d’une démarche ascendante d’analyse de dialogues en situation de travail pour caractériser l’EDT du point de vue syntaxique, sémantique et pragmatique.
Les résultats de la thèse montrent que l’EDT respecte des régularités de fonctionnement linguistique. En effet, d’un point de vue formel, les trois structures étudiées (assertives, présentatives et détachées) convoquent des réalisations syntaxiques et sémantiques au fonctionnement stable. C’est en revanche sur le lexique que repose les principaux traits de variations et les explications sont principalement d’ordre extra-linguistique.
Une autre contribution de ce travail consiste à avoir mis en évidence, au travers de l’étude d’exemples attestés en situation de travail, le lien de dépendance qui existe entre les structures syntaxico-sémantiques d’une part et leurs rôles pragmatiques et cognitifs d’autre part. La distribution des informations sémantiques au sein de chacune des structures ne se fait pas de manière aléatoire. L’information la plus saillante dans l’EDT occupe une position préférentielle tant du point de vue de l’expression (pour le locuteur) que du point de vue de l’interprétation (pour l’interlocuteur). Elle s’envisage en fonction du statut cognitif des entités linguistiques (information connue vs nouvelle) et aussi en fonction de ce à quoi le locuteur veut donner de l’importance. Ces deux critères entretiennent un lien de dépendance fort dans ce corpus professionnel. L’usage privilégié d’une construction plutôt qu’une autre est à corréler avec la nature du corpus étudié (urgence des situations).
D’un point de vue plus général, l’ensemble des résultats permet de retenir que seule une analyse de corpus concernée par l’expression d’une information particulière peut permettre la mise au jour du lien structure/type d’information à l’oral. La méthodologie utilisée, consistant à partir des données du corpus pour aller vers la systématisation, montre ce qu’une approche linguistique fine (rendant compte des différents niveaux d’analyse syntaxique, sémantique et pragmatique) qui tient compte de la part langagière au travail, peut apporter à l’analyse des corpus et à son implication dans les champs professionnels. Mais elle montre aussi ce qu’une démarche appliquée apporte en cohérence et en homogénéité aux domaines linguistiques traditionnels.