Représentations Verbales Multistables en Mémoire de Travail : Vers une Perception Active des Unités de Parole

Résumé :

Constitutives d’un
nouveau chapitre de la cognition – la cognition motrice – les études des
systèmes cérébraux et cognitifs spécialisés dans l’émergence et le traitement
des représentations d’action, ont permis de montrer les liens étroits unissant
l’observation, la représentation mentale d’une action, enfin, son exécution.
Des premières données comportementales, soulignant le couplage fonctionnel
entre production et représentation du mouvement, aux travaux récents de
neurophysiologie et de neuroimagerie, le concept de représentation d’action
s’est étendu au-delà de nos propres actions à celui de "représentations
partagées" impliquées dans la communication et l’intersubjectivité. Face à
cette extension du champ de l’action produite ou observable à l’activité de
représentation, et dans le cadre des travaux visant à démontrer l’existence
d’une instantiation physique et neurophysiologique, donc par la substance, des
principes et paramètres de la phonologie, l’objectif premier des travaux
réalisés dans le cadre de cette thèse était de montrer l’existence possible de
contraintes purement motrices, liées à l’appareil périphérique articulatoire,
dans l’analyse et la construction des représentations mentales phonologiques.

Dans ce but, nous avons
testé la sensibilité de l’Effet de Transformation Verbale, un phénomène de
perception multistable de la parole lié aux changements pouvant survenir lors
de la répétition ou lors de la perception prolongée de séquences langagières à
des contraintes de production de la parole. Plus spécifiquement, nous nous
sommes intéressés aux variations de stabilité perceptive pouvant survenir lors
de la répétition, ouverte ou interne, de séquences monosyllabiques et
dépendantes de mécanismes dynamiques articulatoires. Les données expérimentales
démontrent clairement l’existence d’un biais d’asymétrie des transformations
observées, biais relevant de contraintes purement motrices, actionnelles, liées
aux relations de phase, et donc à la cohérence, entre gestes articulatoires des
séquences répétées. La conservation des patrons d’attractivité de ces
séquences, d’une condition de répétition à voix haute vers une condition de
répétition mentale, souligne la perméabilité des représentations mentales
phonologiques à des contraintes purement motrices et atteste des liens unissant
la représentation mentale d’une action et son exécution.

Dans le cadre des
recherches portant sur l’examen des interactions possibles entre les grandes
tendances des systèmes phonologiques des langues du monde et les contraintes de
production et de perception de la parole, nous avons alors testé, lors de la
perception prolongée de séquences réversibles dissyllabiques, l’impact
perceptif d’une tendance organisationnelle spécifique du langage, l’effet
"LC", indiquant une alternance consonantique préférentielle de type
Labiale-(Voyelle)-Coronale plutôt que Coronale-(Voyelle)-Labiale dont les
fondements seraient liés à des contraintes biomécaniques articulatoires.
L’existence d’une asymétrie des transformations en faveur de la structure
Labiale-Coronale atteste de la validité perceptive de l’effet LC durant une
tâche de transformation verbale et souligne de fait une interaction entre
systèmes de production et de perception de la parole lors de la construction et
l’émergence des représentations phonologiques.

Lors de ces deux
premières études, c’est ainsi le potentiel de mise en forme du langage par les
mécanismes de perception et d’action que nous avons voulu interroger, en
adoptant une position visant à étudier la perception, comme la production, des
unités de parole sous l’angle des interactions sensorimotrices et de leur lien
constant avec la phonologie, ce par le biais de leurs structurations
réciproques, ou co-structurations, et non comme deux systèmes indépendants et
séparément étudiables. Les résultats obtenus pourraient apporter de nouveaux
arguments expérimentaux en faveur d’une "Théorie de
la Perception pour le Contrôle de l’Action", développée par les chercheurs
de l’Institut de la Communication Parlée, pour laquelle la perception des
unités de parole consisterait en l’ensemble des processus perceptifs permettant
au niveau segmental de récupérer et contraindre les cibles et phases des gestes
vocaux, fournissant par là-même un ensemble de représentations utilisées pour
le suivi et la compréhension des actions perçues et, en retour, pour le
contrôle et la spécification de nos propres actions.

Dans le cadre de cette
théorie, cette interaction locuteur-auditeur consisterait donc en l’élaboration
progressive de représentations internes sensorimotrices, issues du traitement
des entrées sensorielles auditives et contraintes par les propriétés du système
articulatoire. De manière plus spécifique, l’estimation des caractéristiques
spectrales et événements temporels contenus dans le signal acoustique
permettrait une première définition des cibles et du timing des gestes
articulatoires associés. Ces traitements auditifs ne permettant qu’une
caractérisation partielle, des procédures de régularisation, ancrées dans les
mécanismes de contrôle articulatoire, contribueraient alors à une mise en
forme spécifiée, une structuration, des représentations construites. Enfin,
cette récupération et mise en forme des gestes de parole s’appuierait sur la
nature multimodale du système perceptif, la vision pouvant servir de relais à
ces mécanismes perceptifs. Les représentations ainsi construites seraient donc
intrinsèquement sensorimotrices, ni purs produits sensoriels, ni purs objets
moteurs inférés, mais des percepts multimodaux régularisés par l’action.

Dès lors, une question importante est celle de l’identification et localisation
des processus cognitifs et cérébraux mis en œuvre lors de l’intégration et du
traitement de ces représentations sensorimotrices. Un candidat susceptible de
fournir une architecture adaptée aussi bien au traitement phonologique en ligne
qu’au suivi attentionnel en parole, est la Boucle Phonologique, la composante
verbale du modèle de mémoire de travail de Baddeley et Hitch. Une étude
d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle nous a permis de tester
l’implication de ce système mnésique dans l’analyse, le contrôle et l’émergence
de séquences articulatoires, lors de la recherche active de transformations
verbales. L’observation d’un réseau neural activé similaire à celui observé
dans des tâches de mémoire de travail, démontre l’engagement de la Boucle
Phonologique lors des processus de parsing syllabique, de maintenance
attentionnelle de l’information et de prise de décision nécessaires à
l’émergence des transformations verbales, et suggèrent sa possible sensibilité
et dépendance non seulement à des principes d’organisation phonologique mais
aussi à des contraintes spécifiques purement motrices.

Mis en relation, ces
travaux s’inscrivent dès lors dans une problématique plus large, celle du rôle
possible de la mémoire de travail verbale dans l’acquisition du langage, au
travers des relations entre capacités perceptives et motrices. Des recherches
récentes ont en effet permis de déterminer l’implication de la Boucle
Phonologique dans l’acquisition et le développement du langage. Ces études
suggèrent que la contribution de ce système dans la rétention de matériel
verbal familier ne serait qu’un produit accidentel de sa fonction première, son
véritable rôle étant de servir le langage au travers de l’apprentissage de
formes phonologiques nouvelles et de permettre, sinon la création, du moins le
renforcement des structures phonologiques sous-jacentes. Dans le cadre des
théories soulignant l’importance de l’apprentissage de coordinations
orofaciales et orolaryngées nouvelles dans l’acquisition du langage et face aux
études récentes indiquant l’existence possible d’un système de
communication/imitation fondé sur la reconnaissance gestuelle – travaux reliés
notamment à la découverte des fameux neurones miroirs – nous émettons
l’hypothèse que ce système de mémoire de travail incorpore un processus de
contrôle de la parole, fournissant une plateforme adaptée à la comparaison et
l’évaluation des unités de parole et, de là, au développement des capacités
langagières.